FACE A L'ART NON FIGURATIF
« Cette société est incorrigible. On dirait qu'elle fait exprès de se tromper sur la valeur des gens de leur vivant, ayant pour mot d’ordre : "génie et probité, voilà l’ennemi". » (Paul Gauguin)
« Et s'il vous faut des biographies, que ce ne soient pas celles qui ont pour refrain : "Monsieur Untel et son temps, mais celles qui devraient avoir pour titre : "Un lutteur contre son temps". » (Nietzsche)
« Si l'on disait de moi : Voici l'artiste qui, de son temps, a le mieux imité la nature, je me tiendrais pour comblé au-delà de tout ce que je puis espérer. » (Léon Gard)
INTRODUCTION
Ce peintre a commis l’impertinence de n’adhérer à aucun mouvement de son temps. Pire, il a souvent fait ouvertement et publiquement la critique de la plupart d’entre eux. Son indépendance, son intransigeance intellectuelle et artistique, son franc-parler pouvant passer faussement aux yeux de certains confrères et d’une certaine critique d’art pour de l’arrogance et un manque d’ouverture d'esprit, lui ont sans doute coûté en partie la reconnaissance que son talent de premier ordre lui promettait. Au début des années 1970, Henri Héraut écrivait dans L'Amateur d'art : "Léon Gard demeure malgré tout l'un des grands méconnus de notre époque ; certaines de ses natures mortes égalent celles de Matisse ou de Manguin. Adolescent prodige, telles toiles peintes à quatorze ans sont non seulement d'une rare sensibilité mais les témoignages d'une connaissance absolument étonnante, incroyable des lois de la peinture." Henri Jadoux, secrétaire de Sacha Guitry, dont Léon Gard fit probablement le meilleur portrait qu’on ait peint de lui, disait qu’il aurait pu lui faire rencontrer les personnalités qui faisaient le monde de l’art de son époque. En réalité, ces relations, Léon Gard n’en voulait pas car elles étaient à ses yeux synonyme de compromission. Il eut des contrats brillants avec des marchands de tableaux, mais il les rompit toujours par refus de se plier aux exigences de la mode et du commerce. Il connut Paul Rosenberg, Louis Carré, Pétrides, mais ne voulut jamais remettre entre leurs mains son avenir artistique. Il disait : "Le grand malentendu, c'est de croire qu'on peut être secondairement un prince de l'esprit, c'est-à-dire après avoir assuré une certaine surface sociale. On oublie qu'on assure aujourd'hui une surface sociale par des procédés incompatibles avec ceux d'un prince de l'esprit et on est trop enfoncé dans l'engrenage des manoeuvres d'argent pour ne pas s'en trouver définitivement marqué."
Il s'agit donc, il est nécessaire de le dire pour la bonne information, non pas d'un artiste oublié ou négligé par son époque pour des raisons incompréhensibles, mais d'un artiste qui s'est isolé volontairement parce qu'il jugeait impossible pour un artiste vivant à cette époque, qui est celle des marchands de tableaux, s'il n'a pas une fortune personnelle, de ne pas s'abaisser à surproduire au détriment de la qualité artistique; et qui a observé que tous les artistes qui sont "sortis", quel que soit leur mérite, sont des gens qui ont fait de la surproduction.
C'est avec la même détermination que Léon Gard refuse les étiquettes, les « ismes » de tous bords. Pour lui, il n’y a que la bonne et la mauvaise peinture, tout le reste étant l’affaire des historiens ou des littérateurs. Il est convaincu que la bonne peinture est quelque chose de plus simple qu’on ne veut bien le dire quand on n’a pas embrouillé la question par des théories obscures, et qu' au-delà des genres et des modes cet art consiste avant tout à exprimer par la couleur et le dessin et de manière essentiellement figurative la poésie que la nature recèle. Quelle que soit la théorie, la technique adoptée et le but recherché : que ce soit en visant le poids des choses, le détail, la précision (comme Holbein), ou en favorisant les effets atmosphériens, les vibrations colorées, la transparence des ombres (comme les Impressionnistes); que ce soit en dessinant par la ligne pure (comme Ingres) ou par la diaprure des tons (comme Cézanne), c’est toujours, condition sine qua non, l'extrême justesse dans le rapport des tons et des couleurs entre eux (autrement dit, le raffinement visuel) dans l’imitation de la nature qui font le grand peintre.
C’est par cette justesse et cette vérité que Léon Gard s’adresse au vrai connaisseur. Il ne cherche pas à plaire aux amateurs de l'"avant-gardisme" par des outrances de couleurs ou d’expression, ni à ceux d'une peinture sage et d'un agrément superficiel par la mièvrerie —qui n’est pas le raffinement mais, selon l’expression de Léon Gard, « la forme faible de la vulgarité ». Il ne veut pas davantage donner le change par des sujets pseudo-intellectuels. Il se contente des thèmes éternels et inépuisables que la nature offre dans son infinie générosité. Il ne dédaigne pas les sujets les plus humbles et les plus ordinaires, l'art n'étant pas, pour reprendre les mots de Kant, "la représentation d'une belle chose, mais la belle représentation d'une chose".
S'il restreint sa peinture aux sujets humbles et ordinaires, et d'autre part à des formats généralement modestes, c'est qu'il est un peintre de son temps dans le sens où il adapte son art aux contraintes matérielles de son époque :
"Le brocard, les plumes et les dentelles ne s’adaptent plus à l’automobile, dit-il. Le complet veston et ses dérivés est si laid, si triste, qu’on n’en peut souffrir plus de deux ou trois dans une composition, et
encore, à condition de les assouplir et de les démoder un peu (notamment le pli du pantalon en honneur depuis des années est ignoble). Il ne reste guère que le nu et la nature morte en fait d’élément pictural
: cela peut fournir des chefs-d’œuvre, mais non de grands tableaux, à moins qu’il ne s’agisse de quelque « Jugement dernier » (qui, d’ailleurs, serait bien dépaysé, et pour tout dire inutile dans
notre humanité scientifique et téméraire).
Seul le paysage peut procurer encore à la peinture des sujets de dimensions infinies. Il peut naître de nos jours une école de grand paysage lyrique, bien que la peinture
de grande dimension nécessite des conditions matérielles difficiles à réaliser aujourd’hui. Quant aux vastes compositions avec des figures, à la Véronèse, elles ne pourront briller à nouveau qu’après
la chute du machinisme. C’est beaucoup dire, car c’est dire, peut-être, après un cataclysme."
Seule la vraie réalité l'intéresse, et non une prétendue "nouvelle réalité" telle que la prône à son époque une avant-garde pétrie de théories intellectuelles, d'idées philosophiques ou pseudo-scientifiques. La réalité, pense-t-il, est pour l'art toujours belle. C'est elle qui nous émeut et qui donne la pérennité aux œuvres. Elle est au-dessus des modes passagères. La vérité a en elle un élément universel et hors du temps. En la saisissant, cette vérité si souvent insaisissable, l'artiste lui ajoute alors sans la trahir, ce quelque chose qui fait la personnalité de l'artiste, cette abstraction mesurée intimement mêlée à la figuration fidèle. Mais quelle science du dessin, quelle technique de la couleur il faut ! Et Léon Gard possède l'une et l'autre au plus haut point. A cet égard, ses natures mortes demeurent des œuvres parfaites. Elles font songer, par leur filiation très sûre, aux inoubliables chefs-d’œuvre de Chardin, mais elles sont de son temps, étant de tous les temps, et leur facture est bien celle de Léon Gard.
Léon Gard est avant tout un grand coloriste, un harmoniste exceptionnel, que ce soit dans les harmonies de tons rompus ou, au contraire, dans celles qui présentent des tons très vifs : dans les premières comme dans les secondes, la grande pénétration et la justesse de son œil lui permettent l’exploration des nuances les plus insaisissables et le mettent au rang d’un Manet, d’un Monet ou d’un Cézanne. Même s’il sait les admirer chez autrui et leur rendre hommage parfois dans une certaine mesure, ce n’est pas un peintre de la ligne à la manière d’Ingres ou des Primitifs, ni du détail méticuleux à la façon des Hollandais. Son tempérament est celui d’un peintre « atmosphèrien » et « luministe » s’attachant aux vibrations colorées —aussi bien dans les lumières que dans les ombres, dont il sait rendre la transparence— au jeu des reflets, au phénomène de l’aura (ce halo lumineux et coloré procédant du prisme solaire qui enveloppe les objets et marque leur correspondance avec l’air qui les entoure sans les figer dans un trait statique, et que l’œil extrêmement sensible de Léon Gard était capable de discerner et de nous faire découvrir). Il structure les volumes par la diaprure subtile des tons plutôt que par le « clair-obscur » ou le « dessin-ligne », négligeant souvent, à l’instar de Cézanne, le fini blaireauté, et recherchant comme lui l'identité du dessin et de la couleur. Pour exprimer l’intensité lumineuse, il utilise fréquemment les empâtements, qu'il travaille au couteau ou en appliquant directement le tube sur la toile.
Ainsi, Léon Gard, avec une vraie personnalité artistique et une technique qui lui est propre, reste dans la lignée classique rafraîchie au XIX° siècle par les Impressionnistes et Cézanne, mais il se refuse aux extrapolations auxquelles certains mouvements du XX° siècle se sont livrés à partir de ces derniers et dont il pressent qu'elles conduiront à une rupture néfaste avec l'art traditionnel. La biographie suivante est en grande partie l’histoire et les avatars de cette position fermement et vivement assumée par le peintre. Mais elle est aussi une tentative de comprendre, au-delà de l’artiste, un homme aimant la vie, dont il ressent religieusement le mystère et la poésie qu'elle recèle, mais qui traverse son époque matérialiste en la jugeant sévèrement, parfois amèrement, à laquelle il a du mal à s’adapter, ou plutôt à laquelle il refuse tout simplement de s’adapter parce qu’elle ne correspond ni à son caractère, ni à sa sensibilité, ni à son idéal social ; un homme de ce fait enclin parfois à la mélancolie, mais s'armant de philosophie contre tout ce qui le heurte ; un homme au caractère bien trempé malgré son extrême sensibilité, et dont les traits essentiels sont sans aucun doute la droiture et la rigueur intellectuelle —traits que l’on retrouve au plus haut point dans l’artiste pour lequel l’art fut un vrai sacerdoce. Bien que son comportement soit celui d'un individu très sociable, courtois et attentionné, d'une compagnie plutôt enjouée, on y peut déceler l'intransigeance d'Alceste, moins l'outrance du personnage de Molière; et la vertueuse Eliante aurait pu dire de Léon Gard ce qu'elle disait de ce dernier :
" ... La sincérité dont son âme se pique
" A quelque chose, en soi, de noble et d'héroïque.
" C'est une vertu rare au siècle d'aujourd'hui,
" Et je la voudrais voir partout comme chez lui."
A l'image de celui qui me l'a inspirée, j’ai voulu que cette biographie soit d’une grande probité. Je me suis donc abstenu de fioritures, de ces anecdotes plus ou moins authentiques destinées à amuser le lecteur plus qu’à l’instruire qui émaillent trop souvent les biographies d’artistes, sans parler des interprétations fantaisistes, orientées ou trop subjectives de la part de leurs auteurs. J’ai laissé parler très largement des documents incontestables et significatifs : correspondances, articles et recueils de pensées de Léon Gard ; témoignages directs de personnes l’ayant bien connu auxquels j’ai ajouté mes souvenirs personnels. Je me suis efforcé de n’interférer que parcimonieusement avec mes jugements, laissant au lecteur le soin de se faire sa propre opinion. J’ai tâché de donner un aperçu aussi complet que possible de la personnalité de Léon Gard dans ses divers aspects tout au long de sa vie, mais j’ai préféré laisser des lacunes plutôt que d’inventer là où je manquais de documents, de témoignages et de repères. J’ai pu me tromper dans quelques détails, mais je suis bien sûr de n’avoir pas trahi la mémoire de mon père. J’espère l’avoir honorablement servie. J'espère aussi avoir servi par là-même l'histoire de l'art du vingtième siècle, en rappelant un point de vue qui fit grand débat en son temps et dont je n'ignore pas que beaucoup lui accoleront l'étiquette facile et méprisante de "réactionnaire". J'ose croire cependant que des esprits plus libres (chose rare à notre époque où la force de la propagande n'a jamais été aussi grande) accorderont à ce témoignage de mériter au moins une profonde réflexion.
T.G.
« Parmi toutes les personnes qui m’ont aimé, y compris les femmes les plus amoureuses, aucune n’a vraiment saisi l’importance de l’art dans ma vie, ni l’importance de l’art en général. Ceci prouve un peu amèrement qu’on peut aimer beaucoup une personne tout en ignorant une part essentielle de son bonheur. » (Léon Gard)
« L’art n’est pas comme le métropolitain un besoin surajouté pour satisfaire aux exigences d’une certaine conception de l’urbanisme qui nous est imposée pour des raisons X, mais un besoin spontané qui naît en même temps que l’être humain lui-même. Ce besoin se manifeste chez l’homme, tout le prouve, peu après celui de manger, de se vêtir, de s’abriter. » (idem)
Le peintre dont voici l'histoire naît avec le XX° siècle, à une époque charnière de notre civilisation moderne. Dans tous les domaines de la science, de la religion, des moeurs, de la politique, des arts, de l'industrie, des bouleversements comme on en avait probablement encore jamais vus dans l'histoire de l'humanité sont en cours. Il faut en tenir compte pour comprendre l'attitude, l'état d'esprit et les propos d'un homme — et d'autant plus ceux d'un artiste — confronté à ces bouleversements. Il s'agit pour lui, qui est pétri de bien des choses d'un monde ancien qui meurt sous les premiers pas de son existence, d'accepter cette mort, de s'adapter, mais aussi de réagir pour sauver de l'implacable destin ce qui, de ce monde ancien, lui paraît mériter, voire indispensable de l'être.
Qui dira tout ce qu'un homme doit à ses aïeux, à cette mystérieuse alchimie qui pendant des siècles prépare à travers des dizaines de générations ce qu'un rejeton de leur arborescence leur devra dans son sang et dans son âme ! Combien d'autres vies avant la sienne, combien de tragédies ou de comédies jouées par ses ancêtres sur la scène du Grand Théâtre auront influencé son propre drame !
Par son père, les racines de Léon Gard plongent au sein de l'Occitanie depuis au moins le XVII° siècle, avec la ville de Figeac comme berceau principal.
Son arrière-grand-père, Guillaume, fils d'un laboureur de Montfaucon-Séniergues s' installe à Figeac comme menuisier. Il épouse en 1812, à trente-sept-ans, une figeacoise de vingt-et-un ans, orpheline depuis peu, fille d'un tonnelier. Elle lui donne six enfants, dont Louis-César, futur grand-père de Léon.
Louis-César est tailleur d’habit. Vers 1850 il "monte" à Paris où il loue une échoppe au 12 quai de la Grêve (futur quai de l'Hôtel de Ville), à la lisière d'un des quartiers les plus pittoresques et les plus mal famés de Paris : le quartier des Arcis, qui sera bientôt rasé à la faveur des grands travaux haussmanniens.
Louis-César épouse en 1854 Sophie Reffort, une couturière, qui lui donne trois filles et deux garçons, dont Adolphe-Alphonse, futur père de Léon. La famille Gard s'installe alors à Vaugirard, changeant plusieurs fois d'adresses, avant que ce village ne soit fagocité par Paris et n'en devienne le 15° arrondissement et une partie du 14°.
En 1870, Bismark déclare la guerre à la France. C'est Le désastre de Sedan, la capitulation de Napoléon III et la chute de l'Empire. La République est proclamée. Un gouvernement provisoire de la Défense nationale est élu. L'hiver 1870-1871 est alors terrible avec les souffrances du siège, le manque de ravitaillement et de combustible, l'arrêt du travail et le bombardement de la ville par les Prussiens. L'armistice signée par le gouvernement de Thiers et le défilé dans la capitale de l'armée prussienne avaient exaspéré les Parisiens. Quand le gouvernement de Thiers abandonne Paris pour Versaille, une partie de la population s'insurge. Le gouvernement insurrectionnel de la Commune de Paris s'oppose à celui de Thiers, entraînant une guerre civile meurtrière.
Ces évènements incitent Louis-César à quitter Paris pour rejoindre Figeac.
Par sa mère, Léon trouve ses autres racines au cœur de la Corrèze.
Vingt ans après le retour de Louis-César à Figeac, son fils Adolphe-Alphonse qui s'était installé dans cette ville comme imprimeur, prend le chemin de Tulle pour y exercer le métier de typographe. Il rencontre là sa future femme, une cuisinière de Salon-la-Tour.
Marie, née Terrasse, est issue d’une lignée de cultivateurs du petit village de Salon-la-Tour, lignée qui remonte également au 17° siècle. Adolphe-Alphonse et Marie se marient à Salon-la-Tour en 1892. Ils enménagent à Tulle où naissent deux filles : Marie-Angèle en 1893, Marie-Louise en 1896, et un garçon : Léon, le 12 juillet 1901.
Cette modeste famille occitano-corrézienne s'expatrie à Paris au tout début du XX° siècle, revenant pour ainsi dire sur le lieu de naissance d'Adolphe-Alphonse, dans le quartier Montparnasse, au 18 rue du Maine, puis, à partir de 1920 dans le 13° arrondissement de Paris, au 21 de la rue du Champ-de-l'Alouette. Les vacances scolaires et les dimanches se passent souvent à Etampes et Morigny. Ces séjours à la campagne marqueront vivement la petite enfance de Léon. Sa sensibilité de peintre y trouvera sa première nourriture, et il en gardera des souvenirs nostalgiques.
Le jeune Léon ne tarde guère à manifester ses dons artistiques. En 1913, âgé de douze ans, il exécute son propre portrait au fusain.
Il vient tout juste d'avoir quatorze ans quand, au mois d'août 1915, il adresse une lettre au conservateur du musée des Arts-Décoratifs de Paris, Louis Metman (1862-1943). Ce dernier, sans soupçonner l'âge du jeune artiste, le reçoit au Pavillon de Marsan.
— Comment ! C'est toi qui m'as écrit ? s'exclame-t-il, en voyant arriver un gamin dont les yeux bleus luisent dans un visage pâle.
Fier et sensible, Léon Gard est pourvu d'un caractère volontaire et d'une intelligence précoce qui en font un être assoiffé d'indépendance. Longtemps après, il confessera humblement : "J'étais un fort mauvais sujet qui a fait beaucoup de peine à ses parents et à son entourage parce qu'intelligent et qui faisait mal servir son intelligence."
Louis Metman le prend sous sa protection. La lettre suivante adressée en 1915 à son petit protégé montre avec quelle affection paternelle il s'investit dans cette tâche :
Mon cher enfant,
Ta longue lettre m'a fait plaisir : elle m' a prouvé que tu avais confiance en moi, puisque tu n'hésitais pas à venir me confier tes aspirations d'artistes. Tu as bien fait de m'ouvrir ton coeur et j'ai l'espoir ainsi de pouvoir guider ta sensibilité d'enfant dans une voie qui en fera celle d'un véritable artiste.
Tout d'abord ne te tourmente pas de ta voix : elle n'a rien de ridicule. Tu as quatorze ans, âge auquel il se produit dans l'organisme masculin une petite révolution bien connue —ta voix mue tout simplement et c'est pour cela que tu parles quelques fois comme un jeune coq enroué — Tous les enfants passent par la même crise à ton âge.
Tu as eu une heureuse idée de t'adresser à moi car je puis dans une certaine mesure t'aider dans tes études : le premier conseil que je te donnerai c'est de t'enfermer rigoureusement dans le cadre de ton travail : lis pour t'instruire et non pour rêver, attache-toi à développer ces qualités de sincérité que tu me montres avec tant d'affection dans ta longue lettre : tâche de rester le plus longtemps que tu pourras un enfant attaché à ses devoirs de chaque jour. N'hésite pas à venir me parler de tes inquiétudes, de tes petits tourments intellectuels. Ils n'ont rien d'exceptionnels et lorsque tu seras maître de tes moyens, tu pourras mener la belle vie d'artiste que tu as rêvée et à laquelle ta sensibilité t'appelle à n'en pas douter.
Ce que tu me dis de ton travail m'intéresse beaucoup. Va quelques fois voir M. Vernier. C'est un homme excellent, qui a connu dans sa jeunesse des jours très durs. Il te donnera des conseils pour ton instruction générale. Il m'a promis de te prêter une histoire de France qui t'ouvrira l'esprit sur bien des points. Tu l'intéresses comme moi et si tu es confiant en lui, je suis persuadé que tu trouveras dans son appui un précieux réconfort moral.
Enfin, mon cher enfant, quand tu m'écriras ne m'appelle plus "ton cher Protecteur" : Cher monsieur et ami suffisent parfaitement. Le peu que j'ai fait pour toi je l'ai mené à bien en toute simplicité : ça a été mon devoir et mon plaisir.
Très sincèrement.
Louis Metman
Mais les choses ne sont pas toujours aisées avec ce "moineau parisien", comme le qualifie un jour Louis Metman, qui doit multiplier les efforts pour apprivoiser ce garçon impétueux, lequel refuse de poursuivre ses études scolaires, veut quitter la maison paternelle et prétend vivre avec un franc par jour.
Malgré la fierté ombrageuse de Léon et son impatience qui induiront quelques épisodes orageux, une longue amitié nouée d'estime réciproque commence entre l'enfant et celui qui sera pour lui un père spirituel. Une abondante correspondance s'est instaurée entre eux. Si les lettres de Léon Gard dont Louis Metman témoignera de la grande richesse d'esprit n'ont malheureusement pas été retrouvées à ce jour, celles de ce dernier ont été conservées en grande partie et apportent de précieux éléments sur la personnalité de Léon Gard, sur ses tourments et ses doutes.
L'importance que Louis Metman prendra dans la vie et la carrière du peintre mérite qu'on s'arrête un peu au rôle qu'il joua dans le monde des arts :
Après des études de diplomate, Louis Metman reste plus de 50 ans au Musée des Arts décoratifs où il entre en 1892 en tant qu’attaché de conservation. Nommé conservateur en 1898, il le reste jusqu’en 1943. Dès sa nomination, avec Jules Maciet et Raymond Koechlin, qui ne sont pas seulement des membres éminents du conseil d’administration de l’Union centrale des Arts décoratifs mais aussi ses amis, il orchestre la réalisation du Pavillon des Arts décoratifs à l’Exposition universelle de 1900. En 1905, avec l’aide des mêmes, et avec l’attaché de conservation Jean-Louis Vaudoyer, il est l’artisan de l’installation du Musée des Arts décoratifs dans le pavillon et l’aile de Marsan. Par la suite, il rédige les monumentaux catalogues sur le bois et le métal du Musée, organise plus de 150 expositions dont les sujets éclairent tous les aspects des arts décoratifs : la gravure, la céramique, le textile, le verre, la tapisserie et l’orfèvrerie, mais aussi le décor de théâtre et celui de la vie à différentes époques, les chefs d’œuvres des arts orientaux et l’art populaire. Ouvert à l’art contemporain, il accueille dans les murs du Musée les premiers salons des Artistes décorateurs à partir de 1906, et l’Union des artistes modernes en 1930. Habile animateur, ami de nombreux collectionneurs, il sait susciter des dons et faire naître les legs qui enrichissent les collections du musée, parmi lesquels il faut citer ceux d’Emile Peyre, de Jules Maciet et de Moïse de Camondo. Sa carrière est couronnée en 1937 par sa présidence du groupe VIII « Décoration intérieure et mobilier », à l’Exposition internationale des arts et techniques de Paris. Raymond Koechlin, dans ses Souvenirs d’un vieil amateur d’art de l’Extrême-Orient, dit de Louis Metman qu’il était un collectionneur d’art japonais qui « avait su agréablement mêler l’estampe japonaise au décor de sa vie ». (extrait de la Bibliotheque des Arts Décoratifs)
À seize ans, probablement recommandé par Louis Metman, Léon Gard copie des tableaux anciens pour le théâtre du Gymnase où se joue alors la pièce d'Albert Willemetz : Petite reine (histoire d'un antiquaire et d'un faussaire). A cette occasion, il rencontre les acteurs de la troupe : Victor Boucher, André Lefaur, Jane Renouardt (ancienne partenaire de Max Linder au cinéma muet, et future directrice du théâtre Daunou), Gabriel Signoret. Cet adolescent que ne satisfait pas la compagnie de ceux de son âge se lie d'amitié avec les comédiens. Ce petit cercle d'amis sera pour lui comme une seconde famille. Il s'éprendra de Jane Renouard qui a onze ans de plus que lui. N'étant pas payé de retour, il se plaindra d'elle auprès d'André Lefaur qui le morigénera aussi fermement que paternellement :
Je n'aime pas ce que vous dites au sujet de jane, vous exprimez votre ressentiment en terme peu délicats, ce qui ne vous ressemble guère... Il ne faut pas oublier qu'elle a toujours été pour vous très gentille, très accueillante et que vous n'avez à lui reprocher que de ne pas partager vos sentiments... ce qui ne se commande pas ; cette petite colère, inélégante, est le fait de votre grande jeunesse et vos dix-huit ans [en réalité, plutôt dix-sept ans] ont été plus forts que votre esprit réfléchi et méditatif, au fond, tant mieux, cela prouve que vous êtes moins "vieux" que nous ne le pensions vous et moi." (lettre à Léon Gard)
Une autre fois il lui écrit :
Je vois que vos idées ne sont pas très gaies comme toujours et j'en suis désolé quoique j'en connaisse fort bien les raisons, mais il ne suffit pas d'avoir de l'intelligence il faut aussi avoir du courage pour être vraiment un homme. Dites-vous que les moments terribles que nous traversons tous n'auront qu'un temps (*), qu'une période de réaction suivra pendant laquelle votre coeur trouvera sûrement à se contenter et votre beau et jeune talent à s'épanouir.
J'ai vu votre Jane, la veille de mon départ, elle est à Nice et je crois qu'elle ne s'y amuse guère, elle aussi aurait voulu terminer cette saison un peu moins piteusement et comme moi elle hait ce gros canon qui nous a tous éparpillés.
* (rappelons que c'est la guerre)
Ce jeudi 8 [1917 ou 1918]
Mon cher Gard
Vous me rendriez le plus grand service en venant encaisser au plus tôt. Ou bien alors, ayez confiance en moi. Envoyez-moi le reçu de 2000 fr par courrier pour établissement des maquettes de (tant) de décors et de tant de tableaux bien détaillés. Et venez encaisser avant mon départ. Je tiens dès maintenant les 1000 fr restant à votre disposition.
à vous
G. Signoret
Mon cher Gard
Je considère que votre tableau n'a pas de prix. Il vaut à mes yeux et par le modèle et par l'interprète si délicat que vous avez été : vous avez su réunir en une expression toutes les expressions et en vous remerciant sincèrement de l'émotion que vous me donnez je vous prie d'accepter la modeste somme que je joins à ma lettre en regrettant que la dureté des temps ne me permettent pas de vous couvrir d'or. Disons-nous que ces temps ne seront pas éternels et que j'aurai l'occasion de vous prouver dans la suite que je sais me souvenir de ce que vous faites pour moi.
Votre ami
G.Signoret
Léon Gard peint le portrait de l'acteur Edmond Roze (1878-1943) qui sera aussi le régisseur du théâtre du Palais Royal et qui mourra plus tard en déportation à Auschwitz.
Léon Gard conservera toujours un lien avec le monde du théâtre, lien qui se confirmera plus tard à l'occasion de sa rencontre avec Sacha Guitry.
Léon Gard fréquente l'Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs, alors sous la direction du peintre Eugène Morand (1854-1930). Mais l'élève est peu docile. "Laissez le faire, confie Eugène Morand à louis Metman qui s'en inquiète, il en sait, sans le savoir, autant que ses maîtres ; mais ne le répétez pas surtout."
À dix-sept ans, il se présente pour la première fois au salon de La Nationale avec son Portrait de Louis Metman. Il reçoit à cette occasion un encouragement spécial de l'État et se voit proposé comme sociétaire du Salon. Cet éclatant succès ne se renouvellera pas et Léon Gard dira ironiquement : "Mon œuvre était-elle si mauvaise, ou bien ces messieurs du jury étaient-ils bouleversés par le vin d'un banquet ? Qui le saura jamais ! En tout cas, s'ils ont commis une erreur ce jour-là, ils se sont bien corrigés depuis."
En effet, en 1921 La Nationale accepte son portrait de Madame Imbart de la Tour et un tableau de fleurs mais refuse deux autres œuvres importantes. Un critique écrit dans la Revue Moderne :
La Revue Moderne, qui s'efforce de défendre contre la conspiration du silence les jeunes talents, a souvent eu l'occasion de signaler les difficultés qu'ils ont à vaincre, en raison de la guerre, tantôt sourde, tantôt ouverte, que leur font leurs aînés dans la carrière.
André-Léon Gard vient de faire l’expérience de l’hostilité à laquelle sont exposés ceux qui manifestent quelque velléité d’indépendance.
L’an dernier, à la Nationale, on avait accepté son portrait de M. Metman. A ce moment-là, on n’avait pas osé le discuter, parce qu’il s’agissait du portrait d’une personnalité en vue.
Cette année-ci, délivré de ce souci, on a refusé d’admettre deux œuvres de lui fort importantes, pour n’en accepter que ce portrait de Mme Imbart de la Tour et le tableau de fleurs que l’on a pu y voir, lesquels, chacun dans son genre, sont d’ailleurs d’excellentes peintures.
Mais si l’on se souvient que Léon Gard reçut, l’an dernier, un encouragement spécial de l’Etat, on est en droit de s’étonner que les augures du Salon s’appliquent, eux, à décourager les jeunes, bien doués, que leur talent fait émerger de la foule anonyme.
C'est l'éternelle histoire des salons de peintures, avec ses injustices, ses manigances et ses aberrations auxquelles furent confrontés les plus grands peintres ; des salons qui, depuis qu'ils existent, ont desservi l'art plutôt qu'ils ne l'ont servi. Léon Gard en découvrait les lois pernicieuses, qu'il ne tardera pas à dénoncer à maintes reprises.
Quant aux critiques d'art, si celui-ci et quelques autres au cours de sa carrière se montrèrent bienveillants, Léon Gard en constatera l’inanité, non qu’ils lui furent par ailleurs particulièrement hostiles, mais parce qu'il estime qu'ils sont trop souvent juges à la fois médiocres et présomptueux dans un domaine qui requiert plus d'humilité et de discernement en la matière que n’en possèdent généralement ces augures qui ont toujours plus égaré le public qu’ils ne l’ont éclairé.
En 1922, il participe à une exposition de groupe à la galerie Reitlinger et dans le même temps est admis à l'École Nationale Supérieure des Beaux-arts de Paris dans l'atelier d'Ernest Laurent (1859-1929).
Mais il supporte mal les théories de ses professeurs et son esprit contestataire s'insurge : E.L. est comme beaucoup de professeur, note-t-il au dos d'un exercice imposé par son maître : il avance avec autorité des arguments douteux dans lesquels il s'enferre et qu'il soutient mordicus. Que la jeunesse est quelquefois d'une modestie charmante malgré ses audaces à côté de ces vieux messieurs arrivés.
Pourtant, cette jeunesse avec "ses audaces", il la jugera bientôt sévèrement elle aussi et condamnera l'ambiance qui règne dans l'école : agitée, tapageuse, débraillée, se donnant des airs de ruer dans les brancards, de chambarder l'autorité, mais en réalité ne détruisant que l'art que, personne, dans cette auguste enceinte, ne songe à défendre, ponctuant toutes ces secousses sismiques pour pucerons par le chant du "pompier", le seul principe vraiment profond de ce conservatoire de médiocrités. (extrait de L'Ecole des Beaux-arts ou quand le "pompier" prend feu, article de Léon Gard paru dans la revue Apollo en 1948).
En fait de maîtres, il ne veut reconnaître que les grands peintres du passé et, surtout, celle que Léonard de Vinci appelait "la maîtresse des maîtres" : la nature. Dans un long article, l'élève de la rue Bonaparte nie l'utilité des méthodes d'enseignements artistiques, lesquels doivent, selon lui, se réduire aux conseils techniques indispensables et à l'observation des grandes lois naturelles.
Le véritable talent seul peut vivre et il vivra toujours. Un don du ciel, une si grande chose, ne saurait dépendre d’une autre qui est si petite : une méthode, aussi intelligente soit-elle. Le professeur ne sera jamais l’animateur qu’il voudrait être. Le feu sacré se joue de ses efforts et personne ne saurait ni l’animer ni l’éteindre.
Cette phrase de Léon Gard résume tout à elle seule (lire l'article ici : ECOLE DES BEAUX-ARTS)
Cependant, Il est remarqué par le directeur de l'école des Beaux-arts, Albert Besnard (1849-1939). Il échoue au Grand Prix de Rome, mais reçoit en forme de consolation le prix Fragonard.
Au reste, sa personnalité tranche au milieu de ses camarades, et certains d'entre eux, animés par la gouaille des rapins, le surnomment "le prince" pour ses manières et ses idées aristocratiques.
Il est vrai que son allure relève davantage du dandy que du bohème type d'Henri Murger. L'artiste n'est autre chose qu'une sorte de philosophe, affirme Léon Gard, une sorte d'aristocrate chez qui la faculté sensorielle est prépondérante. Le bohème, précise-t-il, n'est pas un artiste : c'est plutôt, dans l'art, une espèce de voyou, une espèce de charlatan, une espèce de cabotin, sans aucun don, sans aucune profondeur, tout en surface, et, pour employer un assez joli mot argot, tout en "chiqué".
Son camarade d’atelier, Daniel Octobre (Prix de Rome 1928), qui restera un fidèle ami jusqu’à sa mort, raconte :
Il se faisait remarquer par la fermeté de ses propos : « Vous n’en feriez pas autant » disait-il à des « anciens » qui « bêchaient » un de ses travaux. Un jour que le « patron », Ernest Laurent, le corrigeait, Léon Gard lui dit « Maître, je ne crois pas ! » […] Une autre fois, Ernest Laurent donnait le conseil général d’éclairer dans un portrait tout ce qui peut le caractériser, Léon Gard s’exclama : « Alors, si je comprends bien, le portrait de Rembrandt par lui-même du Louvre est le portrait d’un bonnet blanc ! » (Portrait qui représente Rembrandt vieux coiffé d’un bonnet blanc), etc. C’est pourquoi nos camarades déjà vaguement inquiets de sa tenue fort correcte : cravate, souliers cirés, veston brossé, pantalon avec plis, et épatés de son audace, disaient : « Tout s’explique, son père achète de la peinture au patron !! » (lettre à Thierry Gard)
Mais, à l'instar d'Eugene Morand auparavant, Ernest Laurent, malgré ses titres de professeur, de Grand Prix de Rome et de membre de l’Institut, devait sentir que son élève avait quelque droit naturel à lui tenir tête.
Quoiqu’il en soit, il lui délivra cette lettre de recommandation :
Paris, 6 avril 1925
Léon Gard est l’un des meilleurs élèves de l’atelier que je dirige à l’Ecole des Beaux-Arts ; il est bien doué et ses études [deux ou trois mots illisibles], poursuivies, me font bien augurer de son avenir. Si un travail lui était confié qui lui permît de donner sa mesure, je suis persuadé qu’il s’en tirerait à son honneur.
Ernest Laurent
Membre de l’Institut
A la mort d'Ernest Laurent, en 1929, Louis Metman écrira à Léon Gard : "Je lui garde un bon souvenir : lorsque tu n'étais pour moi qu'un moineau parisien que j'avais apprivoisé, il m'a donné confiance en ton talent et m'a toujours assuré de tes dons."
A sa sortie de l'école de la rue Bonaparte, en 1925, il noue un contrat avec le marchand de tableaux Chéron dont la galerie parisienne de la rue de Boëtie bénéficie d'une certaine renommée. Louis Metman, de son côté, lui alloue une petite pension pour lui permettre, à partir de 1926, d'aller peindre dans le sud où il s'installe à Toulon plusieurs mois par an du printemps jusqu'au milieu de l'été. La ville est alors charmante. Les fiacres attelés de chevaux pomponnés attendent le voyageur devant la gare. Sous la lumière du midi, le jeune peintre peut exprimer tout son extraordinaire talent de coloriste en des toiles vibrantes et intenses : vues de la rade, de Maghaud, de Bourgarel, du Cap Brun ; natures mortes où fruits et fleurs irradient en tons vifs ; nus aux chairs gorgées de lumière.
Louis Metman lui écrit : Je ne sais pas
encore si tu seras un grand artiste mais je suis certain que tu compteras parmi les bons, et que j'aime ton caractère droit et fier qui
ne se laisse influencer par personne. C'est déjà quelque chose pour parvenir "noblement".
Il informe le peintre des expositions qui se tiennent à Paris et les commente : J'ai passé quelques heures dans les Salons et je les ai regrettées. J'ai vu chez B... un curieux grand tableau de Seurat qui avait fait scandale dans
ma jeunesse et qui est en passe de devenir une belle chose. Mais il part orner un musée d'Amérique. Il y a eu aussi chez Bernheim une belle exposition de Cézanne —quelques paysages que je ne connaissais pas et des tableaux de figures dont je reste encore éloigné.
La grande farce du jour a été l'exposition Picasso. On prononce des chiffres impressionnants. Mais je reste froid devant tant de désir d'épater lorsqu'on pourrait être un bon artiste.
Le reste de l'année où il n'est pas à Toulon, Léon Gard se partage entre Paris et la région de sa tendre enfance, celle d'Etampes : "Que j'aime, dit il, ces villages retirés où règnent les odeurs humbles mais saines de la ferme et de la maison. Les travaux y sont demeurés honnêtes et simples, l'industrie presque primitive, ils ne connaissent de la science ni l'orgueil matérialiste ni la décadence morale."
Le 10 janvier 1927, il visite l'exposition Claude Monet chez Durand-Ruel et note dans ses carnets :
Les recherches de luminosité de Claude Monet, avec celles de quelques peintres de son temps, représentent un effort capital, lequel provoque l’ébranlement de ce qu’il peut y avoir de convenu sans raison dans la représentation des couleurs et de la lumière. Il est vrai qu’en face de ces belles toiles vibrantes, on ne peut s’empêcher, par instants, tout en restant pénétré de cette mystérieuse recherche, de regretter l’arabesque impérieuse du dessin. Certains se sont demandé si les changements que le temps avait fait subir aux couleurs ne menaçaient pas la durée des peintres sans dessin : ici, l’on confond dessin et trait. On peut peindre comme Monet et dessiner. Rembrandt, malgré ses contours noyés, dessinait aussi bien que quiconque. Monet s’est parfois un peu trop éloigné du dessin parce qu’il était absorbé par l’étape coloriste qu’il voulait franchir, mais il est vraisemblable que d’autres après lui, dégagés des inquiétudes qui le tourmentaient, parce qu’ils auront compris toutes les possibilités de la couleur et en même temps ses limites, reviendront davantage au dessin sans toutefois renoncer aux ressources enivrantes de la couleur.
Ses obligations militaires, pour lesquelles il avait bénéficié d'un ajournement, conduisent Léon Gard au 2°régiment de chasseurs à cheval de Pontivy en 1927, marquant une pose entre ses déplacements du nord au sud.
Il expédie son travail à Paris. Chéron le paie plutôt chichement et l'expose dans sa galerie de la rue Boétie parmi d'autres "pensionnaires", dont Soutine, Foujita, Modigliani, Heuzé et Van Dongen.
Le peintre aura aimé cette période malgré ce qu'elle avait de précaire et de peu rémunératrice. Il put alors s'adonner pleinement à sa vocation et il n'en aurait sans doute pas demandé beaucoup plus à cette société dont il commençait à assimiler qu'elle ne ferait plus jamais la part belle à l'art, qu'elle était devenue essentiellement celle de l'industrie et du commerce et qu'elle serait bientôt, au plus profond de son âme, celle des affaires avant toute chose.
La crise économique internationale de 1929 met un terme à cette relative sérénité. Nul doute qu'elle n'ait alimenté son aversion pour la suprématie de la Finance et la mystique du Progrès dont il voyait la société se gangréner.
Par le progrès, ses machines et la surproduction qu'elles ont amenéé, une crise économique terrible mondiale vient de se déclarer : les inventeurs étaient donc des astucieux inintelligents en profondeurs, les applicateurs des profiteurs, les crédules à l'idée que le progrès amènerait l'âge d'or des dupes.
[...] Le progrès a pu apporter aux hommes des amusements neufs, mais il ne leur a pas donné une conception matérielle saine, seule conception qui soit réellement heureuse. les nouveautés du progrès qui distraient les hommes ne les rendent ni heureux ni meilleurs. Elles n'améliorent donc pas leur caractère. Elles n'améliorent pas non plus leur situation matérielle car elles les ruinent.[...] Le progrès, accélérant tous les rythmes rend le fléau de la surproduction inévitable.[...]
Un certain nombre de gens dont on admirait l'intelligence à juste titre sont tombés dans l'erreur de croire au progrès : devant les conséquences désastreuses de cette croyance, on reste effrayé de voir combien de bons esprits et des hommes de bonne foi peuvent s'égarer.
Louis Metman s'efforce, un peu maladroitement, d'encourager l'artiste : "Je le sais aussi bien que toi, lui écrit-il, tu es forcé de vivre dans l'équilibre le plus instable. Il faut t'y habituer : je ne crois pas qu'avant trente-cinq ans tu sois en mesure d'organiser ta vie avec des ressources régulières."
Depuis quelque temps, le marchand Chéron se fait prier pour envoyer de l'argent. La vie est de plus en plus chère. Le jeune artiste s'inquiète, il devient nerveux, s'irrite même. Quand Louis Metman lui dit : "Reviens à Paris s'il le faut", il s'exclame de son côté :
— On dirait que revenir à Paris arrange tout, que cela supprime tous les frais de l'existence. L'air de Paris doit nourrir probablement, il est si pur qu'il suffit.
— Fais de petits tableaux en te souvenant que Manet a fait un chef- d'œuvre avec une botte d'asperges, continue Louis Metman.
— Il ne s'agit pas pour l'instant de faire des chefs-d’œuvre mais de vivre, réplique l'infortuné peintre, Manet était riche.
— Persuade-toi, insiste Louis Metman, que l'époque des vaches maigres est arrivée pour tous les peuples et qu'un métier comme le tien nourrit fort mal.
— Pour moi, répond amèrement Léon Gard, l'époque des vaches grasse était déjà maigre. Je n'ai pas besoin de me persuader que le métier nourrit fort mal : c'est assez évident.
Dans cette situation de marasme financier, Il envisage une carrière militaire, dont Louis Metman s'efforce de le dissuader n'y voyant qu'une "solution romanesque et peu digne de ton courage".
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