Autoportrait 1945 (huile sur toile, 65 X 54 cm)
"A travers l'histoire, nous voyons parfois des génies orgueilleux; nous n'en voyons pas de compliqués : le génie est simple car il lui suffit d'être lui-même." (Léon Gard)
La revue Apollo
1946. Léon Gard fonde la revue bimensuelle Apollo, dont il rédige, au début, l'essentiel des articles de fond sous son nom ou sous des pseudonymes (Elie Bertrand, Le Veilleur, Alphonse Mourillon). Il entreprend alors une véritable croisade contre la peinture non-figurative, accuse ceux qui la prônent de détruire le traditionnel critère de l'imitation de la nature sans en proposer aucun autre qui soit intelligible. Il vise en particulier Picasso comme figure de proue de cette tendance, mais aussi Apollinaire comme instigateur du Cubisme, et, d'une manière générale, les littérateurs se mêlant de régenter la peinture, ainsi que les critiques d'art. Dans le premier numéro paraît un pamphlet qui reprend le célèbre titre de Zola , "J'accuse" :
J’accuse certains artistes modernes d’avoir, par jalousie, par impuissance à les égaler, trahi et calomnié les grands maîtres de l’art du passé. Je les accuse de vouloir remplacer les chefs-d’œuvre des maîtres par leurs œuvres à eux, nulles, prétentieuses, amphigouriques et tapageuses. Je les accuse de faire parfois semblant de les admirer, d’abord pour se créer des références auprès des traditionnalistes, puis pour en faire le commerce le cas échéant, ensuite pour mieux les détruire et se substituer à eux, car il les haïssent, au fond, comme le diable hait la vertu. Je les accuse d’employer les ruses les plus basses pour le souci de leur réputation. Je les accuse d’avoir abruti leur époque et donné le plus affreux spectacle d’improbité. Je les accuse de vouloir comparer la prétendue incompréhension, dont ils veulent qu’on dise qu’ils sont victimes, à celle que connurent les Impressionnistes alors que contrairement à eux, ceux-ci ont eu la route barrée par les artistes officiels s’employant à barrer la route à tous les autres. Je les accuse d’avoir, à l’inverse des Impressionnistes, tous les atouts dans leur jeu, sauf le génie, que les Impressionnistes (je parle des grands) avaient. Je les accuse d’avoir tous mangé au râtelier des Impressionnistes, de s’en être servi de tremplin, de s’être taillé une réputation en les imitant, et cela fait de les mettre plus bas que terre et de prétendre être courageux et originaux en les dénigrant. Je les accuse d’avoir choisi Cézanne, non pas comme exemple de probité, de droiture et de persévérance, mais comme patron des « grands incompris », et de vouloir se faire en son nom une célébrité tapageuse et lucrative de génie méconnu.
[...]
J'accuse enfin toute une société d'avoir, soit par veulerie, soit par cupidité, soit par vanité, accueilli, entretenu, soutenu les pires éléments de destruction artistique.
Il publie encore cette année-là les articles suivants :
— Le Cubisme et l'envie ;
— Prière à l'Acropole ( "Je fais une prière à l'Acropole par nostalgie d'une Acropole d'Athène de l'Occident." à lire ici : ART ET CIVILISATION )
— Politique d'abrutissement au moyen de l'art (à lire ici : ART ET POLITIQUE );
— Le malentendu Cézannien (où il s'indigne de la récupération de Cézanne par les Cubistes) ;
— Les Salons de peintures assassinent l'art (à lire ici : SUR LES SALONS )
— Le Picasso de la "bonne époque" (à lire ici : SUR PICASSO)
Ses principaux collaborateurs sont Paul Sentenac, Georges Turpin et François de Hérain.
LA REVUE APOLLO
1947. il publie :
— Qu’est l’UNESCO ? (où il s’interroge sur le parti-pris de l’UNESCO —qui vient de naître — à organiser une exposition internationale au Palais de Tokio favorisant l’art abscons au détriment de l’art figuratif : Qu’est-ce donc cet étrange groupement appelé UNESCO ? Qui l’influence, qui le domine ? En dehors du fait parfaitement clair qu’il dispose de capitaux colossaux, il reste entièrement mystérieux. […] Qui, derrière l’UNESCO, protège l’art abscons ? A lire ici : ART ET POLITIQUE ) ;
— Picasso condamné par les Soviets ( Où Léon Gard montre l’influence désastreuse sur l’opinion publique en matière d’art des luttes politiques entre le bloc soviétique et le bloc occidental — représenté ici, entre autres, par l’UNESCO — A lire ici : ART ET POLITIQUE )
— Responsabilité d'Apollinaire (où il montre le poète Guillaume Apollinaire comme un des principaux promoteurs du Cubisme et poussé par un désir morbide de destruction) ;
— Les "Avancés" avancent dans le vide (A lire ici :UN CRITÈRE IMPÉRATIF )
— Il Faut décourager les Beaux-Arts : "Jeunes gens trop sensibles, trop nobles, trop raffinés, trop méditatifs, ne devenez pas des artistes : notre société les maudit."[...] "Si vous vous sentez l’âme d’un Corrège ou d’un Rembrandt, commencez d’abord par faire taire votre âme, ce qui est un excellent exercice philosophique, et dites-vous ensuite que la plupart des gens pour qui vous alliez donner votre précieuse sueur, sinon votre sang, n’en valent pas la peine." (A lire dans son intégralité ici : CRITIQUE DES ECOLES ) ;
— Un grand peintre, un exemple à ne pas suivre : Van Gogh (A lire ici : SUR VAN GOGH ) ;
— La "manière" doit rester à l'office (A lire ici : DES REGLES DE L'ART );
— L'imitation de la nature est le seul étalon dans les arts plastiques (à lire ici : UN CRITÈRE IMPÉRATIF )
— Le nombre d'or est dans la nature (Où Léon Gard s'insurge contre ceux qui visent à détourner l'art de l'imitation de la nature par des arguments qu'il juge spécieux : On est frappé de voir avec quelle facilité on peut s'appuyer sur des données erronées pour créer des principes péremptoire et des écoles et des pontifes !
Tous les exemples tirés de l'art du passé pour justifier certaines théories plastiques d'aujourd'hui rejetant l'imitation des objets sont faux.
Quant au fameux nombre d'or, il nous dit : ce mirifique nombre d'or a un grave défaut : on en ignore le chiffre. Il faut donc en faire son deuil et revenir à l'instinct : on sent les règles de l'art sans les posséder, de même qu'on sent la beauté sans pouvoir la définir, et Socrate lui-même a avoué son impuissance à le faire. Le nombre d'or est dans la nature. Mais il y reste, car la nature, hélas, en garde jalousement le secret. A lire ici : UN CRITÈRE IMPÉRATIF).
— La Nature est infaillible (où il glorifie les recherches des Impressionnistes et leur joie de peindre, de s'élancer d'un bond joyeux vers le grand air. Les Impressionnistes, dit-il, se sont payé une "tranche" de fraîcheur, de vibrations colorées, de vie. Ils ont mis l'esquisse à l'honneur, parce qu'elle correspondait à leur besoin de mouvement, de naturel, de spontanéité.
Mais il y fustige les Fauvistes qui voulurent surenchérir sur les Impressionnistes, et surtout les Cubistes qui prétendaient rendre à la peinture la solidité que les impressionnistes avaient soi-disant perdue.
Il y conclue : Comme à chaque fois que l'art s'est trouvé en décadence, c'est la bonne, la généreuse, l'infaillible Nature qui est venue tout sauver. Cette fois encore, il faudra faire génuflexion devant elle et la consulter bien humblement.
Elle nous apprendra que les plus subtiles règles de l'art, c'est elle qui les détient. C'est elle qui possède tous les secrets de la forme, du contour, des volumes, de la couleur. C'est elle, enfin, qui enseigne la composition [...] ).
Portrait de Sylvie Gard, 1953 (huile sur carton, 46 X 38 cm)
1948. — Naissance de sa fille, Sylvie.
il expose à la galerie Jeanne Castel, participe au Festival International de peinture, galerie la Boétie, et à celui de la galerie Susse, boulevard de la Madeleine, aux côtés de Van Dongen, Vlaminck, Utrillo.
Il publie :
— Deux grands poètes : deux mauvais critiques d'art (où il montre que Théophile Gautier et Baudelaire, dont l'influence pour ce dernier fut si grande, ne furent pas de si bons juges qu'on a voulu le dire en matière d'art pictural. A lire ici : LA CRITIQUE D'ART)
— La Presse, cancer de la civilisation moderne ;
— L'Ecole des Beaux-Arts ou quand le pompier prend feu
(Où il
fait une critique mordante de l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts : "agitée, tapageuse, débraillée, se donnant des airs de ruer dans les brancards, de chambarder l'autorité, mais en réalité
ne détruisant que l'art que, personne, dans cette auguste enceinte, ne songe à défendre, ponctuant toutes ces secousses sismiques pour pucerons par le chant du "pompier", le seul principe vraiment profond de ce conservatoire de médiocrités."
Ni les élèves ni les professeurs ne sont épargnés dans cette satire virulente. A lire ici : ECOLE
DES BEAUX-ARTS)
— La copie n'est pas facile ;
— Les propagandes sont toutes mensongères ;
— Quand les artistes sont contre l'art ( "Il y a des prêtres dont les agissements nuisent à la religion, des militaires à l'armée, des hommes politiques au pays, des patriotes à la patrie, des royalistes à la monarchie, des républicains à la république.
Il y a aussi des artistes dont le comportement est préjudiciable à l'art.
[...]
Quoiqu'on tienne pour impossible de définir les règles du beau, l'on peut, du moins, admettre que de consacrer sa vie à sa recherche et à son triomphe est la marque d'un esprit noble qui ne s'accomode ni d'arrivisme, ni de mercantilisme et que s'il n'est pas aisé d'évaluer rapidement un artiste à la seule façon dont il applique des principes mal connus eux-mêmes, il est cependant possible de s'apercevoir qu'il ne l'est pas en ce qu'il n'agit pas en artiste, c'est-à-dire en ce qu'il met ses actes en contradictions avec le choix d'une carrière faite toute d'idéal." )
— L'amour de l'art, bastion contre le robot ( L'élimination progressive de l'oeuvre d'art par l'envahissement du robot serait un mal si grave, qu'il est probable que l'humanité entière réagirait
L'amour de l'art a pour lui d'être permanent. Il n'est pas, comme le progrès mécanique, un penchant adventice, dû au hasard des pérégrinations de l'esprit : si l'on en juge par les dessins gravés sur les parois des grottes préhistoriques, l'amour de l'art est vraisemblablement un amour des premiers jours nés avec l'homme lui-même. C'est donc un sentiment en soi à la fois supérieur, plus profond et plus fort que le goût de la mécanique, lequel ne pousse à l'homme que lorsqu'il n'a plus besoin de rien et qui, tel un parasite, n'intervient que pour désorganiser.) ;
— Hiérarchie valable et principes énoncés (où il déplore que ces deux choses fassent totalement défaut dans les jugements portés sur la peinture moderne : Une hiérarchie valable s’appuyant sur des principes énoncés : voilà la base de toute autorité légitime, base qui manque totalement à l’art d’aujourd’hui, et sans laquelle l’éloge et le blâme sont également dénués de sens et de poids, sans laquelle une appréciation en vaut une autre ; et l’équivoque qui permet à chacun de se prétendre et de se croire le meilleur, n’est pas le moindre vice de cette lacune. ) ;
— L'exact et le vrai (A lire ici : L'EXACT ET LE VRAI )
— Qu'est-ce que la bonne peinture ? ( Où il est dit que : Un chef-d'oeuvre d'art plastique est, comme toutes les sortes de chefs-d'oeuvre, un ouvrage qui atteint pleinement le but de l'art.
Et quel est, en matière d'art plastique, le seul but possible ? C'est la plus haute qualité de forme et de couleur.
Et quel est le modèle suprême déterminant la qualité de la forme et de la couleur ? La réponse est fournie par cette définition de Michel-Ange, lequel, malgré tout, conserve quelque voix au chapitre : "La bonne peinture n'est autre chose qu'une copie des perfections de Dieu".
Et qu'est-ce-que les perfections de Dieu, sinon des perfections que l'on voit et qu'on a envie de reproduire pour prolonger leur exquise résonnance dans l'être humain ?
Sans doute n'ajoute-t-on rien à une beauté de la nature en la copiant, pas plus qu'en s'écriant : "Mon Dieu, que cela est beau !". Mais le destin de l'homme n'est pas d'éprouver des émotions seul : il est doux à l'homme de communiquer avec l'homme.) ;
— L'art présenté comme français à l'étranger n'est pas l'art français
( La question que je pose, écrit-il, n’est pas de savoir si les expositions d’art plastique organisées ou patronnées à l’étranger par nos fonctionnaires actuels des beaux-arts montrent des œuvres valables en soi, mais de savoir si ces œuvres sont une représentation authentique de l’art français d’aujourd’hui, si les noms qui y sont mis le plus souvent en avant, et autour desquels se groupent d’innombrables imitateurs, sont véritablement ceux qui symbolisent l’élan artistique de la France contemporaine.
Pour se borner à la génération des aînés, ces noms continuellement cités sont : Braque, Picasso, Matisse et aussi Rouault, Dufy.
Sur quoi se basent les organisateurs d’expositions officielles à l’étranger pour décider que ces artistes représentent la France dans leur domaine ?
Qui en a décidé ?
Qui a-t-on consulté ?).
"Hommage à David de Heem" (huile sur toile, 73 X 60 cm, Paris 1949)
1949. Il expose à la galerie Jeanne Castel.
Quand la revue hebdomadaire Arts, plateforme de l'art abscons, adresse des critiques sournoises en forme de représailles à Léon Gard , ce dernier réplique dans Apollo :
"Un petit critique de l'hebdomadaire Arts, si petit qu'il n'a pas de nom, feint d'estimer en moi l' écrivain pour mieux dénigrer le peintre. Je ne suis point dupe de cette tartufferie. Mais qu'ai-je à faire avec ces gens-là ? Je composerais, si cela m'amusait une jolie collection avec leurs qualificatifs : les uns me reprochent d'être un virtuose, celui-ci, finalement, me reproche d'être d'une "maladresse décourageante". Ce qui est décourageant, c'est la sottise.
"Mais la rancune de Arts à mon endroit est toute spéciale. On sait que je n'ai guère pris de gants — notamment au sujet d'un certain prix Hallmark — pour parler des façons d'agir sournoises de ce riche et antipathique journal, que personne n'estime, et dont on dit : je ne le consulte que pour être informé. Informé de quoi, grand dieu ! les manifestations de l'art qui y sont, certes, copieusement signalées, n'y sont comprises que d'un point de vue commercial pour l'art ancien, et à la fois commercial et tendancieux pour l'art moderne. Tout, dans ce journal est inféodé au commerce pur et à une volonté arrêtée de favoriser certains marchands qui se trouvent précisément avoir à vendre les oeuvres que Arts protège. Tout cela, naturellement, au nom de la pensée et de l'art.
"En outre, tous les spécialistes de l'imbécilité mise en pillules tiennent en permanence à Arts leur petite tribune, du haut de laquelle on s'acharne à démontrer qu'en 1949, époque atomique, la peinture ne peut plus être qu'une opération consistant à peindre ce que l'oeil ne voit pas : "Ceux qui peignent, à l'âge atomique, une orange comme l'eut fait le jésuite Seghers (que vienne faire ici les jésuites, sinon par un réflexe de cuistrerie saugrenue), qui travaillait à façon pour Rubens, ceux-là me paraissent ne traiter que l'écorce des choses." On jurerait que l'auteur de ce passage d'un article de Arts a vu mon exposition et ricane avec un mépris feint devant mon "Hommage à David de Heim", et devant mes oranges, car il y en avait une bonne douzaine à mon exposition. Eh bien ! mon cher monsieur, vous battez la campagne, car la peinture, que vous le vouliez ou non, c'est d'abord l'écorce des choses, et l'intérieur lui-même en matière picturale en est fonction. Une des preuves en est que Rubens, Seghers (le vrai), de Heem, "tiennent le coup" et lorsque vos maîtres (beaucoup de gens travaillent à façon) en ont à vendre, ils ne les lachent pas "pour des haricots". Quant à la bombe atomique il n'y a aucune espèce de raison pour qu'elle incite les peintres à peindre ce que leur oeil ne voit pas plus que l'invention de la poudre ou du feu Grégeois."
Il publie encore cette année-là dans Apollo:
— Les Animaux malades de la peste (satire où il dénonce "les ravages causés par la publicité, qui sont la mort ou l'agonie de tout ce qu'il y a de plus noble dans la société humaine", publicité qu'il définit : "une grande outre pleine d'un pus infect, que l'on déverse par tonnes sur la pauvre humanité, et qui représente la loi de l'argent." A lire ici : SUR LA PUBLICITE) ;
— Menteur comme la radio (où il dénonce le "bourrage de crâne" de la radio, "sur laquelle les grands trusts commerciaux, industriels, financiers, les gouvernements — qui ne sont pas les moindre trusts — ont posé une griffe de rapace" ) ;
— Réfutation de la déformation et profession de foi (où il affirme : "Si l'on disait de moi : Voici l'artiste qui, de son temps, a le mieux imité la nature, je me tiendrais pour comblé au-delà de tout ce que je puis espérer." A lire ici : UN CRITÈRE IMPÉRATIF) ;
— Du rôle de l'école des Beaux-Arts (où il s'interroge sur ce rôle : "L’Ecole des Beaux-Arts, objet de notre enquête, n’est pas un laboratoire d’expérience, mais, par définition même, un conservatoire : elle n’est pas une société de savants ayant appris tout ce qu’on peut apprendre, et en quête de découvrir ce qu’on ignore encore, mais une société d’écoliers à qui, par conséquent, on est censé enseigner des principes déjà découverts. Toute la question est donc de savoir quels principes découverts enseigne l’Ecole des Beaux-Arts. Si l’on posait cette question à brûle-pourpoint, ou même en leur donnant le temps de la réflexion, à ceux qui dirigent actuellement l’Ecole des Beaux-Arts, je suis bien certain que la réponse de la plupart d’entre eux trahirait une extrême confusion." A lire ici : ECOLE DES BEAUX-ARTS) ;
— L'art a déserté la France (Une revue implacable des grands noms de la peinture française de cette première moitié du XX° siècle, et la terrible sentence formulée par le titre de cet article. A lire ici : DECADENCE).
1950. Il participe au Festival International de Peinture de Bruxelles avec Femme accoudée, présente au Salon d'Hiver un portrait du peintre Hélier-Cosson.
Il publie :
— Des Règles de l'harmonie des couleurs et des volumes ( où, malgré des travaux de restauration sur plusieurs de ses tableaux que Matisse lui confie en personne depuis quelques années, Léon Gard n'hésite pas à émettre de graves réserves sur l'art de ce dernier : "Dans sa période actuelle, tous les tons de Matisse sont franchement criards : cela fait une espèce de permanence dans le criard qu’on ne doit pas confondre avec l’intense, car il n’atteint pas ce point juste d’harmonie – nec plus ultra –qui fait qu’il y a chant et non cri. Faut-il parler des volumes de Matisse ?" D'autres grands noms de l'époque sont évalués par léon Gard en fonction des règles susdites. A lire ici : DES REGLES DE L'ART ) ;
Lettre de Matisse adressée en juin 1947 à Léon Gard pour des travaux de restauration. Matisse lui en confiera jusqu'en 1952, deux ans avant sa mort.
— Eugène Delacroix et les règles de l'art (où il avance que le Journal de Delacroix a malencontreusement servi d'alibi à une fausse direction des arts. A lire ici : SUR EUGÈNE DELACROIX ;
— L'Affaire des faux Utrillo ( où il dit : On retrouve au fond de cette affaire comme au fond de tant d'autres, la franc-maçonnerie des incapables dont les loges, comme dit Chateaubriand, sont en tous pays, et, pour tout dire, le désir de gagner beaucoup d'argent sans rien faire ou à peu près.)
— Il faut supprimer l'éducation artistique ( où il affirme que l'initiation aux beaux-arts, à laquelle on affecte aujourd’hui de donner tant d’importance, par une armée d’initiateurs de toutes sortes, est un non-sens et une duperie. A lire ici : LA CRITIQUE D'ART );
— Réflexions pessimistes sur la presse ;
— Réviser les valeurs ( où il "révise" Cézanne, Renoir, Van Gogh : " ...de très grands artistes, mais envers lesquels, pour des raisons discutables, on veut nous tenir dans un respect idolâtre..." " Oui, ces hommes avaient du génie. Mais après avoir jugé exécrables toutes leurs oeuvres, il est excessif de les juger toutes sublimes." A lire ici : IMPRESSIONNISME) ;
Portrait de Thierry Gard (huile sur carton, 46 X 38 cm, Paris 1955)
1951. Naissance de son second fils,Thierry.
— Le portrait de Sacha Guitry figure à nouveau au Festival International de peinture.
Il publie :
— La Fable de l' époque bleue (Le maître de l'époque "bleue", dit-il, de l'époque "rose", de l'époque "ingresque", etc., égalant Ingres et Raphaël, est une légende enfantée par la publicité, laquelle est éclairée d'un trait par cette réflexion de Picasso citée sans malice par Gertrude Stein : "Un tableau n'existe que par sa légende et pas par autre chose", ce qui revient à dire que le talent de l'artiste n'existe pas, mais seulement le talent publicitaire. Ce serait donc une duperie que de chercher un grand talent chez Picasso, hormis celui d' y faire croire. A lire ici : SUR PICASSO) ;
— Contre une fédération des artistes ( Disons les choses nettement, et brutalement s'il le faut : les artistes sont, par définition, des isolés, des exceptions, et il est totalement absurde de les
grouper en fédération, car on ne fait point des syndicats avec des exceptions. Si l'on dressait la liste, non pas des artistes de génie, mais seulement des artistes valables, correspondant si l'on veut à la sélection
de l'Académie de Saint-Luc, ou de l'Académie Royale, on n'en trouverait pas assez par siècle pour en faire le quart d'une fédération, voilà la vérité en toute sa simplicité.)
— Léonard à l'index (où il affirme une nouvelle fois la nécessité d'établir des règles en art, mettant en exergue la formule de Léonard de Vinci : « Le premier objet de la peinture est de montrer un corps en relief et se détachant sur une surface plane. Celui qui peut, en ce point, dépasser les autres mérite d’être estimé le plus habile dans sa profession. » A lire ici : DES REGLES DE L'ART ;
— Abjection de la publicité ;
1952. Il publie :
— Meissonier et Picasso (où la grande célébrité du XIX°siècle est mise en parallèle avec la grande célébrité du XX° siècle, et considérées toutes deux comme deux erreurs opposées et aussi éloignées de la vérité l'une que l'autre. A lire ici : SUR PICASSO) ;
— L'Impressionnisme existe-t-il ? ( où il soutient, niant ainsi la notion de progrès en art, que les peintres impertinemment baptisés "Impressionnistes" n'ont rien inventé ni révolutionné : ils n'ont fait qu'incliner davantage vers la partie luministe et atmosphérienne de l'éternel problème de la peinture. A lire ici : IMPRESSIONNISME) ;
— Apelle et Cézanne
(à lire ici : SUR CEZANNE) ;
— Faut-il restaurer les tableaux (publié dans la tribune libre de l'Amateur d'art ).
1953. Il publie :
— Art abstrait (A partir de quand un tableau est-il considéré comme "abstrait" ? S'il est une appellation confuse sujette à toutes les interprétations, nous dit Léon Gard, c'est bien "Art abstrait". D'une façon générale, tout art est abstrait en ce que dans toute oeuvre d'art il est fait abstraction de quelque chose." [...]
Dans
le vocabulaire actuel, qui n'est pas très correct, on appelle volontiers tableau abstrait celui qui n'offre pas du premier coup d'oeil de ressemblance avec la réalité, même si, à bien y regarder, on y découvre des objets
connus. [...]
C'est à ce point précis que la controverse sur l'art moderne donne prise à un grave malentendu fortifié par l'emploi ambigü du mot "abstrait". Alors que le public, et aussi des amateurs d'art fort distingués mettent dans le même sac, comme on dit vulgairement, déformateurs de la réalité et non figuratifs purs (non figuratif serait le vrai terme à employer au lieu d'abstrait), les artistes les plus déformateurs de la réalité se disent hautement figuratifs [...]
[...] tout compte fait, déformateurs de la réalité et non-figuratifs n'en restent pas moins incapables, les uns comme les autres, de définir leur position : il est aussi impossible aux uns de dire selon quelle loi ils déforment qu'aux autres de dire par quel critère ils remplacent la réalité.) ;
— Aider les artistes (où Léon Gard énonce toutes ses raisons d'être contre une aide spéciale de l'Etat accordée aux artistes. A lire ici : AIDER LES ARTISTES) ;
— Pour une cote vraie des tableaux ;
"L'Anonyme de l'art"
N°2 de décembre-janvier 1954
Il tente de créer une nouvelle revue mensuelle : L'Anonyme de l'art, revue anonyme, non publicitaire, non illustrée, qu'il rédige seul, et dont la parution semble avoir été entravée . Les articles des deux numéros parus reprennent les thèmes phare de l'Apollo : Faux prestige de la déformation artistique ; L'imitation de la nature est sélective ; Inutilité de l'initiation aux Beaux-Arts ; Sur la Publicité ; La Presse et la Vérité.
1954. Il publie :
— Nécessité des Règles dans Apollo, dont le contrôle lui échappe de plus en plus ;
— Imposture des reproductions ;
1955. Il publie :
— Spéculation et Beaux-Arts ;
— La Nature ou rien ;
— Réfutation du Cubisme ( A lire ici : SUR LE CUBISME) ;
— Commerce du Génie.
1956. Il publie :
— Beauté, laideur, malheur ([...] La laideur étant le contraire de la beauté, la prouve : sans laideur pas de beauté, sans beauté pas de laideur.
Les hommes ne peuvent expliquer la beauté dont les règles leur restent cachées. Néanmoins, ils la reconnaissent à ce que sa vue remplit de joie, attire et rassure, et par contre, reconnaissent la laideur à ce qu'elle repousse et angoisse.
[...] Il est difficile à l'homme de considérer impartialement l'infirmité esthétique des machines qu'il conçoit et fabrique depuis un siècle. Il ne voit que leur réussite tangible et immédiate sans se demander si cette réussite n'est pas, comme dit le Koran, un "piège de Dieu".
[...] Cette grande difficulté de l'homme à se connaître lui-même, à discerner la laideur morale et physique dans ses oeuvres, dans la cause qu'il défend, dans la civilisation qui en résulte, lui cache dangereusement les catastrophes que cette laideur annonce, bien que ces catastrophes aient commencées, et qu'il n' y ait aucun doute possible sur le phénomène de cause à effet. ) ;
— Génie, Théories et Lois ( où il affirme : Chaque génie ayant ses aptitudes et ses faiblesses propres, ne peut s’aider que d’une théorie faite pour lui et ne s’adaptant pas à un génie différent qui, par exemple, est fort sur les points où il est faible, et vice-versa. Enfin, la théorie n’est d’aucun secours à un homme sans génie, car si elle oriente le génie, elle ne le crée pas.
Mais il faut faire une distinction capitale entre les théories artistiques et les lois de l’art. Les premières sont une affaire technique, concernant uniquement les artistes. Les secondes concernent la société, dans laquelle l’art est un élément essentiel d’harmonie et de bien être spirituel qu’elle doit défendre sous peine de sombrer. ) ;
— Figuratifs déformants (publiés dans la tribune libre de l'Amateur d'art).
L'actrice Jeanne-Fusier Gir devant le portrait de Sacha Guitry par Léon Gard. (Photo Claude Poirier)
1957. Il envisage de s'expatrier aux Etats-Unis.
— Avec la mort de Sacha Guitry, au mois de juillet, il perd à la fois un ami, un admirateur et un soutien de poids. Il lui rend hommage dans Apollo en écrivant : La vérité sur Sacha Guitry.
— Il écrit pour la Tribune Libre de L'Amateur d'art : Le non-figuratisme est anti-plastique.
Le Château du parc des Bonshommes, l'Isle-Adam, 1960 (huile sur toile, 73 X 60 cm)
1959. Désormais, dès qu'il peut s'évader de son atelier de restauration, il court se réfugier en forêt de l'Isle-Adam, où Roger Sudreau, demi-frère du ministre d'Etat Pierre Sudreau, met une chambre à sa disposition dans le château du parc des Bonshommes. Là, il peint dans une manière large des toiles sur des thèmes de toujours, aussi simples à concevoir qu'ardus à réaliser : la vie des étangs, les caprices de la lumière et du vent sur les feuillages et sur les ciels, l'évolution des saisons, etc.
Philippe Sudreau, qui lorsqu'il était enfant accompagnait parfois son père aux Bonshommes, se souviendra du peintre : "un homme d'une grande douceur et doté d'une forte personnalité".
1960. l'État lui achète une toile : Roses rouges dans un vase de Gien Bleu et blanc.
Il expose à la galerie Weil, avenue Matignon, trente-deux toiles dont la plupart est constituée de paysages exécutés dans le parc des Bonshommes. Il se dira déçu par la formule de cette exposition qui lui fut imposée : "Je ne veux pas passer pour un peintre de vues de parc et, par ailleurs, je veux que certains amateurs qui ont des toiles de moi puissent les voir accrochées au milieu de celles qui sont à vendre."
Au demeurant, il porte un regard très pessimiste sur l'ensemble des acteurs qui forment ce qu'on appelle "le monde de l'art", duquel le peintre est tributaire : " Les experts en peintures ne connaissent pas la peinture, les commissaires-priseurs non plus, les directeurs de galeries non plus, les fonctionnaires des Beaux-Arts non plus, les professeurs de peinture non plus, les membres de l'Institut non plus, les critiques d'art non plus, les augures en place non plus, quelques aristocrates de la vue, oui —mais où sont-ils ?" Ce jugement qui peut paraître excessivement sévère et relevant du ressentiment a pourtant déjà été porté avant lui d'une façon ou d'une autre par des grands peintres comme Delacroix, Renoir, Gauguin, Cézanne. Ce qui semble indiquer que le mal constaté par Léon Gard au XX° siècle avait déjà pris racine au XIX°.
1963. Dès lors, il n'exposera plus qu' à la galerie des Capucines de la "Samaritaine de luxe", boulevard des Capucines, par l'entremise de Maurice Renand qui continuait l'amitié de son père Georges Renand. "Cette galerie, reconnaît Léon Gard, est sans doute peu artistique (malgré la donation par la Samaritaine du musée Cognac-Jay) mais les autres galeries, dont j'ai usé copieusement, le sont-elles davantage, malgré les apparences ?"
Cette année-là, il y présente vingt-huit toiles, paysages et portraits prêtés par des collectionneurs (le Comte Doria, Maurice Renand, la Baronne Hottinger, la Comtesse d'Anselme). Mais la veuve de Sacha Guitry refuse de prêter le portrait de son mari.
La mort de sa soeur, Marie-louise, d'une hémoragie cérébrale, et un an plus tard celle de son fils aîné, Jean-Louis, dans un accident de camion pendant son service militaire, l'affecteront profondément. Car ce pourfendeur de la "famille moderne" en tant qu'institution, lui que seule intéressait la qualité intrinsèque des individus, voua une sorte d'adoration à ses soeurs, et il chérît ses enfants, même si sa pudeur lui interdisait les grandes démonstrations affectives. Cet être pétri d'une extrême sensibilité, au naturel enjoué bien que teinté parfois de mélancolie, s'armait de stoïcisme pour ne pas se laisser emporter par ses émotions : "un artiste, disait-il, est généralement vulnérable aux coups du commun par une grande sensibilité uni au goût de l'honnêteté. Son équilibre, sa cuirasse, c'est la discipline des nerfs; c'est une mesure de tous les instants."
Pivoine dans un vase (huile sur toile, 81 X 65 cm, Paris 1962)
1964. Il expose vingt-cinq peintures à la galerie des Capucines, en partie empruntée à des collections particulières.
1965. Il expose vingt-cinq peintures à la galerie des Capucines.
1967. Il expose à la galerie des Capucines des peintures de collections particulières. Il écrit dans les plaquettes d'invitation :
Lorsqu'on fait le tour de l'abstrait, et Dieu sait si l'on en a été saturé, on s'aperçoit que la nature est infiniment plus riche en suggestions et moins conventionnelle. Le mécanisme de raisonnement, très employé, selon lequel une oeuvre d'art, pour être bonne, doit choquer d'abord, est périmé depuis longtemps par la monotonie des "audaces", par l'habitude qu'on a prise de voir le pire.
1969. Il expose à la galerie des Capucines sur le thème des fleurs. Il écrit dans ses plaquettes d'invitation un article intitulé Le Lucre et l'art :
Le lucre est une chose et l'art est son contraire. Le "non-art" (comme si l'on pouvait, à volonté, faire de l'art ou n'en pas faire) si à la mode ressemble au lucre comme un frère. Le lucre consiste à ne donner d'importance qu'à ce qui se traduit par un profit d'argent, tandis que l'art est un désir de noblesse, un but de beauté et de perfection pour elles-mêmes. Le désir de noblesse ne trompe guère : qui vise sincèrement la noblesse des choses l'atteint. Mais le lucre se trompe souvent : qui désire le profit d'argent ne le voit pas toujours où il est, au grand désespoir des spéculateurs. L'homme de lucre est trop aveuglé par ses appétits impatients pour y voir clair. Il est pressé d'avoir de l'argent ; c'est quand il l'a qu'il est satisfait. Tandis que lorsqu'on veut faire une belle œuvre, on est satisfait, non pas quand elle est payée, mais quand on l'a faite ou qu'on a fourni un grand effort pour la faire.
Le temps qu'on y met ne compte pas, que ce soit une heure ou une année.
Autoportrait (huile sur toile, 46 X 38 cm, peint en 1969 dans la chambre mise à sa disposition au Château des Bonshommes.)
1970. Il expose des paysages du parc des Bonshommes à la galerie des Capucines.
(Une histoire du château et du parc des Bonshommes est consultable ici : http://prieuredumeynel.canalblog.com/)
Léon Gard (tête nue) et Florentin Marquere dans le parc des Bonshommes en hiver.
Nature morte au Singapour (huile sur toile, 65 X 50 cm, Paris 1970)
1971. Il expose des natures mortes récentes à la galerie des Capucines, exposition qu'il titre : La Réalité de Toujours par opposition ironique au Salon des "Réalités Nouvelles" (peinture non-figurative ou déformante). Dans la plaquette d'invitation, Michel Duvernay écrit :
Aujourd'hui, pas plus qu'hier, Léon Gard ne recherche l'effet ni la flatterie. Il ne peint pas à la manière "choc" qui n'est parfois qu'un subterfuge commercial, un moyen de pallier à un manque de sensibilité artistique. Il est toujours ennemi de l'originalité pour l'originalité. Pour lui, l'originalité n'est pas une forme d'art mais seulement la façon de faire une chose et la manière visible dont elle est faite.
Il y a six mois, des marchands de tableaux américains sont venus lui offrir un contrat. En échange, ils lui ont demandé de réaliser un certain nombre de peintures dans un certain style, d'une certaine manière. Il a refusé. Pourtant, c'était un tremplin. Mais de cela peu lui importe ! Il s'obstine à ne pas vouloir se servir de l'originalité comme moyen. Celle qui consiste à imiter une certaine façon de peindre, celle qui n'est parfois qu'une apparence de talent mais ne le détermine pas. Léon Gard reste un créateur. la justesse de sa peinture, sa qualité, voilà son originalité.
Jeune homme à la veste de mouton ( huile sur toile, 81 X 65 cm, Paris 1971). Exposition galerie des Capucines 1972 et 1973)
1972. il expose "Cinquante ans de peinture" à la galerie des Capucines, qu'il annonce, non sans provocation, comme une forme de manifestation contre l'abstrait en ce sens que je vois l'art de la peinture tel qu'on l'a toujours vu et qu'on ne trouvera ici aucune innovation par rapport au passé. Il ne faut point confondre l'enfantillage de la nouveauté et de la destruction avec la légitime rébellion contre un académisme décadent et tyrannique. Le nouveau vieillit vite tandis que dure l'art et que "l'Homme au gant" reste un chef-d'oeuvre. Il conclue : L'abstrait n'est pas de l'art et ne saurait se donner pour tel.
1973. Il présente une nouvelle exposition à la galerie des Capucines, qui sera son ultime exposition.
1974. Il écrit pour le journal Rivarol :
— Le Faussaire génial n'existe pas ;
— Ingres, Napoléon III et les Impressionnistes ;
— La Véridique histoire du Douanier Rousseau ;
— David, peintre de la Révolution et de l'Empire ;
Ossian ou la supercherie de Macpherson ;
Clémenceau, Claude monet et Cézanne (A lire ici : SUR CEZANNE ).
Il cessera d'écrire pour ce journal après qu'on lui ait refusé un article sur l'Hôtel des Ventes dans lequel il dénonce le procédé qui consiste à fabriquer la cote d'un peintre par des ventes fictives, et duquel ont profité plusieurs grands noms de la peinture moderne.
Portrait de Thierry, huile sur carton, 41 X 33 cm, Paris 1972)
1976.Trois ans avant sa mort, il remet son fonds d'atelier à son fils Thierry et lui écrit :
J'avais espéré que dans le métier d'art que je fais, je rencontrerais quelque véritable amateur d'art : j'ai renoncé à cette idée car je n'ai trouvé que des spéculateurs ou des gens soucieux d'entretenir des portraits de famille par vanité. J'ai pensé finalement que ton sens artistique valait mieux que celui de tous ces faux collectionneurs.
Ces autres lignes adressées un jour à Louis Metman complètent assez bien les sentiments de mélancolie et d'amertume qui l'accompagnèrent toute son existence, sans pour autant jamais altérer son amour de la vie :
Parmi toutes les personnes qui m'ont aimé, y compris les femmes les plus amoureuses, aucune n'a vraiment saisi l'importance de l'art en général ni l'importance de l'art dans ma vie : ceci prouve un peu amèrement qu'on peut aimer beaucoup un être tout en méconnaissant une part importante de son bonheur.
Après plus d'un demi-siècle de labeur ininterrompu, de lutte acharnée pour convaincre le monde de l'art en particulier et la société en général qu'ils faisaient fausse route ; en dépit des retours de bâton que lui valurent ses prises de positions intransigeantes, Léon Gard reste un être qui charme par ses manières simples et affables. Sa rigueur intellectuelle, sa fermeté de caractère sont intactes sous une allure débonnaire et une attitude courtoise. Il n'a pas abandonné son combat : ses adversaires sont toujours les mêmes, de plus en plus puissants, et lui, le vieil artiste à l'idéal inébranlable, de plus en plus seul. Il sait bien que les forces en présence sont disproportionnées, mais sa réponse est prête pour ceux qui le lui font remarquer :
Il n' y a pas de prudence qui doive faire qu'un sentiment de justice devienne lettre morte, même s'il apparaît certain que prendre parti pour cette justice nuira à notre bonne conservation matérielle.
Il est soutenu moralement par son amour inaltérable de l'art et de la vérité (qui n'est peut-être qu'un seul et même sentiment).
Voici ce que disait de lui son ami le journaliste Michel Duvernay :
Aimable en toute occasion, il sait être serviable sans qu'on ait besoin de le solliciter mais il refuse à tout prix ce qu'il ne prise pas, n'hésite jamais à prendre position, sait être tendre devant un enfant, un paysage ou une fleur, solitaire, trouver la part de la beauté et se faire humble devant elle. Souvent il fait sienne la réplique de Figaro "je m'empresse de rire de tout de peur d'être obligé d'en pleurer". Mais ce n'est pas une forme d'humour résigné, pas davantage une acceptation de sa condition. C'est seulement une possibilité de se donner du recul, un temps de réflexion...
Léon Gard dans son atelier de la rue des Bourdonnais (photo prise le 7 février 1975 par Michel Duvernay)
Au physique, sa démarche est désormais pénible. Il s'en excuse en prétextant des cors aux pieds. La réalité est sans doute plus grave et semble indiquer les séquelles d'un accident vasculaire cérébral. Son pas chancelle quand il traverse le Pont-Neuf pour aller de son logement du quai des Grands-Augustins (qui n'est plus pour lui, selon sa propre expression, qu'une sorte de "campement") à l'atelier de la rue des Bourdonnais. Avec son antique poêle en fonte crevé, ses murs gris et lépreux, ses vitres opacifiées par la crasse et la poussière, cet atelier ne prend même plus la peine de dissimuler l'indigence de son vieux locataire. Dans l'étroit bureau, assis à une table encombrée de livres et de papiers, le peintre philosophe écrit avec une plume de fer (au propre comme au figuré) tout ce qu'il a encore à dire sur l'art et sur la vie, et dont le leitmotiv pourrait être ce qu'il nommait "la tyrannie de l'Argent et la superstition du Progrès". Ses actes étant toujours en accord avec sa pensée, il ne fit jamais rien de contraire à ses convictions artistiques ou morales pour obtenir le premier, et il montra bien le mépris qu'il avait pour le second en ne laissant entrer aucun de ses attributs à son domicile, où le mobilier était simple, presque spartiate : un lit, une bibliothèque débordant de livres jusque sur le plancher, un fauteuil en bois duquel il contemplait la Seine le soir à travers les hautes fenêtres sans rideaux mais dont la poussière tamisait la lumière des réverbères montant du quai ; une commode louis XVI et une table en demi-lune encombrés de verreries, de coquillages et divers objets destinés à la composition de ses natures mortes ; un chevalet à crémaillère et quelques chaises cannées ; ni téléphone, ni télévision, ni radio et, dans les dernières années, il avait résilié son contrat d'électricité car, à l'instar de Cézanne et de Renoir, il détestait cette lumiere artificielle.
Mains de Léon Gard (photo de Michel Duvernay, 1975)
Le géranium rouge (huile sur carton, 41 X 33 cm, Paris 1979, dernier tableau peint par Léon Gard)
"C'est dans le genre de ce que je faisais à Toulon dans ma jeunesse, j’espère que ce géranium ne pâlira pas trop à côté de ceux du midi", écrit-il à son fils.
Après 1973, Il ne peint plus que deux toiles, la dernière (Le Géranium rouge) un mois avant sa mort. Il s'éteint le 12 novembre 1979, seul dans son studio du quai des Grands-Augustins où le dénuement s'est installé. Il gît au pied de son chevalet , parmi des boites de couleurs jonchant le sol. On venait de lui accorder le Fond National de Solidarité. Quelques mois auparavant, il écrivait à la mère de ses enfants (dont il était séparé depuis près de vingt ans) qui s'inquiétait de son isolement et l'exhortait à se rapprocher des organismes sociaux :
Pour moi, je ne crois qu'à la qualité peu nombreuse des individus. Quant aux institutions, quelles qu'elles soient, je n'y crois guère, pour ne pas dire pas du tout. Plus exactement, je ne crois pas que personne puisse rien d'important pour moi.
Sans être misanthrope le moins du monde, je ne crains aucunement la solitude, laquelle, pour moi, n'est nullement une contrainte et il y a beaucoup de choses auxquelles je n'attache plus d'importance.
Cet homme, qui resta au plus profond de son être imprégné de christianisme, disait de la mort que "la plus profonde est la décadence morale et que la mort physique, qui ne se produit pas sans une vive et dramatique opposition de l’instinct vital, exprime tout à coup une grande sérénité quand elle est accomplie". Cette sérénité évoquait à ses yeux "davantage une mutation qu’une fin".
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Nota : UN PHILOSOPHE permettra de compléter le portrait de Léon Gard.
Pour mieux comprendre le combat de Léon Gard contre les mouvements du non-figuratisme et en approfondir les arguments, voir UN CONTESTATAIRE
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